L’Enlèvement au Sérail de Mozart par Georg Solti : une parfaite réussite musicale et une prise de son remarquable

par Marc Darmon

L’Enlèvement au Sérail est le premier des opéras de Mozart à avoir été composé sur un livret en allemand. Il fait partie des cinq Opéras majeurs de Mozart, avec Don Giovanni, La Flûte enchantée, Cosi fan tutte et les Noces de Figaro. Composé en 1781, il contient des airs superbes et relativement peu de récitatifs pour l’époque.

Une parfaite réussite musicale

La version de Solti, comme pour ses autres Mozart, est une parfaite réussite. Les chanteurs, l’orchestre, les chœurs, le chef et même les ingénieurs du son ont réalisé un magnifique travail. Voici une interprétation qui s’est hissée en tête de la discographie à sa parution, et y est demeurée. Les chanteurs rassemblés par Solti en 1987 sont parfaitement dans leurs rôles. La soprano tchécoslovaque Edita Gruberova en est une Constance très émouvante et tout à fait crédible. Elle est d’ailleurs à l’origine de cet enregistrement puisque, paraît-il, lorsque Georg Solti l’entendit en concert dans un air de cet opéra, il décida d’en enregistrer l’intégralité. Marti Talvela sait donner à son personnage de gardien du sérail la truculence et la grossièreté nécessaire tout en faisant preuve d’une admirable musicalité. Les autres solistes sont également remarquables, à commencer par la divine Kathleen Battle. L’orchestre, le Philharmonique de Vienne, est superbe, même si les musiciens sont sensiblement plus nombreux que lors de la “première” en 1782.

Une prise de son claire et précise

Sir Georg Solti avait déjà enregistré avec succès les quatre autres “grands” opéras de Mozart. La mise en place de celui-ci est parfaite, l’intérêt de l’auditeur est constamment sollicité, notamment par les contrastes des tempi et des nuances. Les disques de Solti sont le plus souvent parfaitement enregistrés et c’est tout à fait le cas ici : la prise de son est claire et précise, l’orchestre brillant et détaillé, les voix présentes et véridiques. Les effets théâtraux sont spectaculaires sans être artificiels. Tout est décidément attirant dans ce coffret.

La Création de Haydn par le Palais Royal : un grand moment de bonheur musical

par Michel Friedling

Les musiciens du Palais royal et leur chef Jean-Philippe Sarcos ont donné un concert remarquable le 7 juin 2016 à la Maison de l’Amérique latine.

Il faut les remercier pour leur curiosité musicologique et leur passion : ils ont en effet joué La Création de Haydn en version française, jamais entendue depuis 1800, et dont ils ont exhumé la partition à la Bibliothèque Nationale. C’est le 24 décembre 1800 à que fut jouée la première et dernière version française de cet oratorio de Haydn célèbre dans ses versions anglaises et allemandes. C’est d’ailleurs en se rendant à la première représentation à l’Opéra de Paris que le Premier Consul Bonaparte échappa de peu à l’attentat de la rue Saint-Nicaise.

Deux cent seize ans plus tard, le Palais Royal a donc ressuscité cette œuvre à l’occasion de deux représentations, la première ayant eu lieu dans la salle du Premier Conservatoire de Paris en avril 2016 et ayant donné lieu à une retransmission sur les ondes de Radio Classique.

Le Palais royal, toujours en quête de nouvelles idées, aime ainsi donner ses concerts dans des lieux illustres et divers à Paris : la Salle du premier Conservatoire (où il est en résidence depuis quelques saisons), le Salon d’honneur du Cercle de l’Union Interalliée, l’Hôtel de Poulpry, ou encore le Grand Salon de la Maison de l’Amérique latine, au bénéfice de quelques privilégiés ou au contraire pour des jeunes issus de banlieus afin de leur faire découvrir la grande musique.

C’est donc dans ce Grand Salon que j’ai eu le plaisir et la joie d’assister à ce concert mémorable. Assister à un concert de cette nature dans des conditions aussi privilégiées (60 musiciens sur scène dans des dimensions aussi intimistes que celles d’un salon d’hôtel particulier) est en effet une expérience unique.

Comme à son habitude, le chef d’orchestre Jean-Philippe Sarcos présente le concert, l’auteur et l’œuvre avec beaucoup d’enthousiasme, de pertinence, de pédagogie, d’humour et de bienveillance. Le public se sent immédiatement pris par la ferveur et l’émotion du Maestro et proche de l’œuvre, du texte mais aussi des musiciens.

Les chanteurs chantent sans livret, par cœur, et dans une joie hautement communicative, conformément à la ferveur débordante avec laquelle le chef dirige ses musiciens.

De fait, cette représentation a fait vivre de grands moments d’émotion aux spectateurs (c’est véritablement un spectacle visuel) et auditeurs présents. L’introduction qui figure la sortie du Chaos originel donne le ton : une oeuvre magnifique, tout en délicatesse et d’une puissance remarquable en même temps. Chaque jour de la Création est peint par Haydn dans une immense fresque magnifiquement retranscrite devant nos yeux par l’ensemble du Palais Royal avec ses musiciens, ses choristes et ses solistes remarquables sous la direction de son chef Jean-Philippe Sarcos dont la joie et la ferveur sont véritablement contagieuses.

Quel magnifique quatrième jour ! Quel sublime duo entre Adam et Eve au paradis terrestre ! Quel somptueux final !! Un grand moment de bonheur musical….

Les derniers enregistrements de Claude Arrau

par Marc Darmon

Lorsque le grand pianiste d’origine chilienne Claudio Arrau est décédé en juin 1991, Philips a édité ses derniers enregistrements (1990-1991) dans une luxueuse collection. Ils sont consacrés à Schubert (sonates, impromptus), Debussy (Suite Bergamasque … ), Beethoven (quatre sonates) et Bach (Partitas).

Interrompues par le décès du pianiste, ces dernières sessions présentent souvent, de façon assez émouvante, des ensembles incomplets : il manque notamment les Partitas de Bach nos 4 et 6, deux morceaux de la suite Pour le piano de Debussy, un opus entier des impromptus de Schubert.

Ce qui caractérisait les derniers enregistrements d’Arrau des années 1980-1990 (Beethoven, Mozart, Liszt, Chopin), à savoir la beauté du son et la profondeur du jeu pianistique, était là porté à son extrême.

Le son de Claudio Arrau est probablement le plus reconnaissable parmi celui des pianistes contemporains. Sur un piano très riche en harmoniques du son fondamental, Arrau parvient à créer une très large palette de nuances qui magnifie le son lui-même. Parfaitement recréé au disque par les ingénieurs de Philips depuis les vingt-cinq dernières années, ce son est restitué dans ces derniers enregistrements de façon proprement inouïe. Il s’agit peut-être des plus belles prises de son de piano qui aient jamais été réalisées.

Les dix dernières années, le jeu d’Arrau s’était radicalisé dans la profondeur et l’intériorité, ce qui pourrait être pris pour lourdeur et pesanteur si ce n’était accompagné d’une musicalité hors du commun. Dans ces dernières sessions, cette caractéristique est encore plus apparente et des passages originellement légers (certains impromptus de Schubert, danses des Partitas de Bach) acquièrent une tension hors du commun. C’est pourquoi ces disques ne pourront jamais être considérés comme des références pour les œuvres en question, mais ils sont pourtant parmi les plus beaux disques de piano des trente dernières années.

Les Grands Pianistes du 20ème siècle

par Marc Darmon

On trouve encore vingt ans après leur parution, par exemple sur Amazon, les disques compact de la collection de Philips «Les Grands Pianistes du XXème siècle », probablement une des plus belles réalisations éditoriales depuis l’avènement du disque compact. Cette collection regroupe 100 albums de 2 disques compacts qui constituent un portrait complet de 72 des pianistes qui ont marqué le siècle. Un total de cent albums, dont aucun ne déparera la discothèque du néophyte, de l’amateur, ou du spécialiste. On disait à sa parution qu’on parlerait encore vingt ans plus tard de cette collection, la preuve est faite.

Les principes éditoriaux ont fait éviter deux écueils qui menaçaient une telle collection. Tout d’abord chaque album peut rassembler des enregistrements dont les droits sont possédés par divers labels. Le choix des morceaux et des interprètes n’est donc en aucun cas guidé par des considérations commerciales ou juridiques. Ainsi, presque aucun des pianistes qui auraient dû avoir leur place dans cette sélection forcément subjective n’a été «oublié » (à mon sens le seul grand absent de cette collection est Yves Nat). Par ailleurs, chaque album est, non pas une «compilation », mais bien un «portrait» : on a privilégié des morceaux entiers et cohérents sans tomber dans le piège de la succession de mouvements isolés.

Il est naturellement très difficile de faire un choix, tant la qualité globale de la collection est réellement exceptionnelle. Comment en effet ne pas conseiller par exemple le portrait de C. Arrau (456-706), qui couvre la période 1928-1976 (!). A. Rubinstein dans Chopin (456-955). Benedetti-Michelangeli dans Ravel et Debussy (456-901), S. Richter dans Prokofiev. Rachmaninov et Les Tableaux d’une Exposition (456-946), ou encore D. Lipatti (456-892), Bolet ou Gieseking. Vous l’avez compris, c’est pour des raisons totalement subjectives que les volumes que nous détaillons ici ont été sélectionnés, ce qui donnera au lecteur une image de l’incroyable niveau de qualité de la magnifique collection de Philips.

Martha Argerich, la plus grande femme pianiste de tous les temps

La pianiste argentine Martha Argerich, probablement la plus grande femme pianiste de tous les temps (on dit beaucoup de bien de Clara Schumann, mais il n’y a pas d’enregistrement), ne joue plus en soliste. On ne l’entend plus au disque ou en concert que dans le cadre de musique de chambre ou de concertos. La sélection de Philips regroupe ici des enregistrements de concertos (incroyable 3ème Concerto de Rachmaninov, pour moi le meilleur de la discographie. superbes 1er Concerto de Liszt et Concerto en sol de Ravel) magnifiquement accompagnés par Abbado, et de piano solo (enregistrés il y a plus de quarante ans, Gaspard de la nuit de Ravel et la seconde Partita de Bach).

Seuls sept pianistes ont l’honneur d’être représentés par trois volumes chacun : Claudio Arrau, Alfred Brendel, Emil Gilels, Vladimir Horowitz, Wilhelm Kempff, Artur Rubinstein et Sviatoslav Richter. On peut effectivement considérer ces sept pianistes comme ceux qui ont le plus marqué la seconde moitié du siècle.

L’album consacré à Vladimir Horowitz est très original. En effet Horowitz a été un spécialiste des miniatures et pièces isolées, virtuoses ou poétiques, des sonates de Scarlatti aux dernières œuvres de Scriabine ou Rachmaninov.

C’est pourtant un ensemble entièrement consacré à Schumann que Philips a sélectionné comme premier portrait. Cette sélection Schumann regroupe des références de longue date Humoresque, les Kreisleriana, les Fantasiestücke op. 111 du volume consacré au pianiste italien Maurizio Pollini. Au côté d’une Sonate de Liszt et d’Etudes de Debussy extrêmement intéressantes car virtuoses et intellectuelles à la fois, on notera une 1ère Sonate de Schumann magnifique. Cette œuvre n’est pas assez connue ni enregistrée alors qu’il s’agit d’un pur joyau. Merci donc à Philips d’avoir intégré cet enregistrement (d’origine Deutsche Grammophon) dans ce portrait au lieu d’enregistrements plus connus et plus réédités (Beethoven, Chopin,…).

Alfred Brendel : le dernier des monstres sacrés du piano

Alfred Brendel est depuis vingt ans le dernier des monstres sacrés du piano, depuis que nous avait quittés en dix ans la génération des Horowitz, Arrau, Bolet, Benedetti Michelangeli, Guilels, Richter, Kempff, Cziffra, Magaloff, Serkin… Il fait désormais figure de doyen auprès de la génération des Argerich, Ashkenazy, Barenboïm, Lupu, Pollini, Perahia ou Zimmerman, et s’est retiré en 2007. De sa discographie immense, j’emporterais sur l’île déserte ses deux dernières intégrales des Sonates de Beethoven (vraiment remarquables), son anthologie Schubert (que l’on commentera ici) et ses enregistrements de Haydn et de Mozart. Alfred Brendel est le seul pianiste encore en vie à avoir l’honneur d’être représenté par six disques dans cette collection. Etrange pianiste, dont on est incapable de dire si le compositeur naturel est Liszt, ou, à l’opposé, Haydn, ou, de façon intermédiaire, Schubert, Beethoven ou Schumann. En effet chacun de ces compositeurs est idéalement interprété par Brendel, jamais classique (même dans Haydn !), toujours richement inventif. Et n’oublions pas ses interprétations de Bach et Mozart, elles aussi dignes de l’éternité. Il est d’ailleurs difficile, malgré l’évolution du style en cinquante ans de carrière, de trouver dans la discographie de Brendel un enregistrement qui n’aurait pas mérité d’être dans la sélection de Philips. Ainsi ses trois «intégrales » des sonates de Beethoven, ses différentes périodes d’enregistrements de Liszt nous montrent bien des visions différentes, mais toujours passionnantes et même évidentes. Brendel est en train de devenir une légende du piano, à l’image de ses modèles, Cortot, Edwin Fischer et Kempff, et plus proches de nous comme le sont devenus Richter et Arrau. Aussi comprendrez-vous pourquoi je ne peux que me féliciter de la sélection qui a été faite pour cette collection (par Brendel lui- même, paraît-il) et recommander très fortement le premier album regroupant quatre des dernières Sonates de Haydn et les deux cahiers d’Impromptus de Schubert. Le dernier volume contient des enregistrements assez connus de l’artiste mais aussi de vraies raretés. Ainsi, à côté du formidable premier concerto de Brahms et du brillant Konzertstück de Weber avec Abbado, de la virtuose Danse Macabre de Liszt avec Haitink, nous retrouvons par exemple avec surprise, mais plaisir, une incroyable cinquième Polonaise de Chopin, complètement métamorphosée, franchement décalée, et qui m’est devenue indispensable.

Les volumes consacrés à Richter : des références absolues

Les trois volumes consacrés à Sviatoslav Richter reprennent des enregistrements à juste titre très célèbres. Ainsi réunies, ces interprétations permettent de montrer l’étendue du répertoire de Richter. Bach n’étant pas représenté dans ces disques (quel dommage que l’on n’ait pas inclus quelques extraits du Clavier bien tempéré), les enregistrements sont principalement consacrés aux musiciens germaniques du XIXème siècle (Beethoven. Schubert. Schumann) et aux compositeurs russes du XXème siècle (Rachmaninov. Prokofiev, Scriabine). Les enregistrements des Sonates de Beethoven ont été réalisés pendant la période 1960-1991. Quelle évolution entre une Appassionata (1960) extraordinaire de force, d’intensité et d’expression et les trois dernières sonates (opp. 109, 110 et III), enregistrées en 1991, remarquables d’intériorisation et de musicalité. L’album Beethoven est à recommander comme complément à des interprétations plus classiques telles que celles de Brendel (Philips) ou Kempff (DG).

Le disque consacré à Schumann regroupe la Fantaisie op. 17, cinq Fantasiestücke op. 12 et les Scènes de la Forêt op. 82. Ces enregistrements réalisés entre 1956 et 1961, accueillis comme des événements il y a quarante ans déjà, sont depuis cette époque des références de l’interprétation schumannienne par leur poésie et leur exaltation. Les Scènes de la Forêt furent même le premier enregistrement de Richter officiellement disponible en Occident, et ce disque a largement contribué à créer la «légende Richter». Ces interprétations font partie de l’histoire de la musique enregistrée. Les musiciens russes sont bien entendu fortement représentés dans les programmes de Richter. Il faut posséder ses enregistrements de Prokofiev, Rachmaninov, Scriabine, Shostakovitch et Moussorgski. Parmi ceux-ci, la collection de Philips propose les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski, le second concerto de Rachmaninov (enregistré en 1959, cette interprétation est aussi réussie mais mieux enregistrée que celle de 1957 chez Mélodiya), les Sonates «de guerre» de Prokofiev (n° 6, 7 et 8), ainsi que 7 Préludes de Rachmaninov et 12 Etudes de Scriabine. Inutile de redire qu’il s’agit de références absolues.