Les Grands Pianistes du 20ème siècle

par Marc Darmon

On trouve encore vingt ans après leur parution, par exemple sur Amazon, les disques compact de la collection de Philips «Les Grands Pianistes du XXème siècle », probablement une des plus belles réalisations éditoriales depuis l’avènement du disque compact. Cette collection regroupe 100 albums de 2 disques compacts qui constituent un portrait complet de 72 des pianistes qui ont marqué le siècle. Un total de cent albums, dont aucun ne déparera la discothèque du néophyte, de l’amateur, ou du spécialiste. On disait à sa parution qu’on parlerait encore vingt ans plus tard de cette collection, la preuve est faite.

Les principes éditoriaux ont fait éviter deux écueils qui menaçaient une telle collection. Tout d’abord chaque album peut rassembler des enregistrements dont les droits sont possédés par divers labels. Le choix des morceaux et des interprètes n’est donc en aucun cas guidé par des considérations commerciales ou juridiques. Ainsi, presque aucun des pianistes qui auraient dû avoir leur place dans cette sélection forcément subjective n’a été «oublié » (à mon sens le seul grand absent de cette collection est Yves Nat). Par ailleurs, chaque album est, non pas une «compilation », mais bien un «portrait» : on a privilégié des morceaux entiers et cohérents sans tomber dans le piège de la succession de mouvements isolés.

Il est naturellement très difficile de faire un choix, tant la qualité globale de la collection est réellement exceptionnelle. Comment en effet ne pas conseiller par exemple le portrait de C. Arrau (456-706), qui couvre la période 1928-1976 (!). A. Rubinstein dans Chopin (456-955). Benedetti-Michelangeli dans Ravel et Debussy (456-901), S. Richter dans Prokofiev. Rachmaninov et Les Tableaux d’une Exposition (456-946), ou encore D. Lipatti (456-892), Bolet ou Gieseking. Vous l’avez compris, c’est pour des raisons totalement subjectives que les volumes que nous détaillons ici ont été sélectionnés, ce qui donnera au lecteur une image de l’incroyable niveau de qualité de la magnifique collection de Philips.

Martha Argerich, la plus grande femme pianiste de tous les temps

La pianiste argentine Martha Argerich, probablement la plus grande femme pianiste de tous les temps (on dit beaucoup de bien de Clara Schumann, mais il n’y a pas d’enregistrement), ne joue plus en soliste. On ne l’entend plus au disque ou en concert que dans le cadre de musique de chambre ou de concertos. La sélection de Philips regroupe ici des enregistrements de concertos (incroyable 3ème Concerto de Rachmaninov, pour moi le meilleur de la discographie. superbes 1er Concerto de Liszt et Concerto en sol de Ravel) magnifiquement accompagnés par Abbado, et de piano solo (enregistrés il y a plus de quarante ans, Gaspard de la nuit de Ravel et la seconde Partita de Bach).

Seuls sept pianistes ont l’honneur d’être représentés par trois volumes chacun : Claudio Arrau, Alfred Brendel, Emil Gilels, Vladimir Horowitz, Wilhelm Kempff, Artur Rubinstein et Sviatoslav Richter. On peut effectivement considérer ces sept pianistes comme ceux qui ont le plus marqué la seconde moitié du siècle.

L’album consacré à Vladimir Horowitz est très original. En effet Horowitz a été un spécialiste des miniatures et pièces isolées, virtuoses ou poétiques, des sonates de Scarlatti aux dernières œuvres de Scriabine ou Rachmaninov.

C’est pourtant un ensemble entièrement consacré à Schumann que Philips a sélectionné comme premier portrait. Cette sélection Schumann regroupe des références de longue date Humoresque, les Kreisleriana, les Fantasiestücke op. 111 du volume consacré au pianiste italien Maurizio Pollini. Au côté d’une Sonate de Liszt et d’Etudes de Debussy extrêmement intéressantes car virtuoses et intellectuelles à la fois, on notera une 1ère Sonate de Schumann magnifique. Cette œuvre n’est pas assez connue ni enregistrée alors qu’il s’agit d’un pur joyau. Merci donc à Philips d’avoir intégré cet enregistrement (d’origine Deutsche Grammophon) dans ce portrait au lieu d’enregistrements plus connus et plus réédités (Beethoven, Chopin,…).

Alfred Brendel : le dernier des monstres sacrés du piano

Alfred Brendel est depuis vingt ans le dernier des monstres sacrés du piano, depuis que nous avait quittés en dix ans la génération des Horowitz, Arrau, Bolet, Benedetti Michelangeli, Guilels, Richter, Kempff, Cziffra, Magaloff, Serkin… Il fait désormais figure de doyen auprès de la génération des Argerich, Ashkenazy, Barenboïm, Lupu, Pollini, Perahia ou Zimmerman, et s’est retiré en 2007. De sa discographie immense, j’emporterais sur l’île déserte ses deux dernières intégrales des Sonates de Beethoven (vraiment remarquables), son anthologie Schubert (que l’on commentera ici) et ses enregistrements de Haydn et de Mozart. Alfred Brendel est le seul pianiste encore en vie à avoir l’honneur d’être représenté par six disques dans cette collection. Etrange pianiste, dont on est incapable de dire si le compositeur naturel est Liszt, ou, à l’opposé, Haydn, ou, de façon intermédiaire, Schubert, Beethoven ou Schumann. En effet chacun de ces compositeurs est idéalement interprété par Brendel, jamais classique (même dans Haydn !), toujours richement inventif. Et n’oublions pas ses interprétations de Bach et Mozart, elles aussi dignes de l’éternité. Il est d’ailleurs difficile, malgré l’évolution du style en cinquante ans de carrière, de trouver dans la discographie de Brendel un enregistrement qui n’aurait pas mérité d’être dans la sélection de Philips. Ainsi ses trois «intégrales » des sonates de Beethoven, ses différentes périodes d’enregistrements de Liszt nous montrent bien des visions différentes, mais toujours passionnantes et même évidentes. Brendel est en train de devenir une légende du piano, à l’image de ses modèles, Cortot, Edwin Fischer et Kempff, et plus proches de nous comme le sont devenus Richter et Arrau. Aussi comprendrez-vous pourquoi je ne peux que me féliciter de la sélection qui a été faite pour cette collection (par Brendel lui- même, paraît-il) et recommander très fortement le premier album regroupant quatre des dernières Sonates de Haydn et les deux cahiers d’Impromptus de Schubert. Le dernier volume contient des enregistrements assez connus de l’artiste mais aussi de vraies raretés. Ainsi, à côté du formidable premier concerto de Brahms et du brillant Konzertstück de Weber avec Abbado, de la virtuose Danse Macabre de Liszt avec Haitink, nous retrouvons par exemple avec surprise, mais plaisir, une incroyable cinquième Polonaise de Chopin, complètement métamorphosée, franchement décalée, et qui m’est devenue indispensable.

Les volumes consacrés à Richter : des références absolues

Les trois volumes consacrés à Sviatoslav Richter reprennent des enregistrements à juste titre très célèbres. Ainsi réunies, ces interprétations permettent de montrer l’étendue du répertoire de Richter. Bach n’étant pas représenté dans ces disques (quel dommage que l’on n’ait pas inclus quelques extraits du Clavier bien tempéré), les enregistrements sont principalement consacrés aux musiciens germaniques du XIXème siècle (Beethoven. Schubert. Schumann) et aux compositeurs russes du XXème siècle (Rachmaninov. Prokofiev, Scriabine). Les enregistrements des Sonates de Beethoven ont été réalisés pendant la période 1960-1991. Quelle évolution entre une Appassionata (1960) extraordinaire de force, d’intensité et d’expression et les trois dernières sonates (opp. 109, 110 et III), enregistrées en 1991, remarquables d’intériorisation et de musicalité. L’album Beethoven est à recommander comme complément à des interprétations plus classiques telles que celles de Brendel (Philips) ou Kempff (DG).

Le disque consacré à Schumann regroupe la Fantaisie op. 17, cinq Fantasiestücke op. 12 et les Scènes de la Forêt op. 82. Ces enregistrements réalisés entre 1956 et 1961, accueillis comme des événements il y a quarante ans déjà, sont depuis cette époque des références de l’interprétation schumannienne par leur poésie et leur exaltation. Les Scènes de la Forêt furent même le premier enregistrement de Richter officiellement disponible en Occident, et ce disque a largement contribué à créer la «légende Richter». Ces interprétations font partie de l’histoire de la musique enregistrée. Les musiciens russes sont bien entendu fortement représentés dans les programmes de Richter. Il faut posséder ses enregistrements de Prokofiev, Rachmaninov, Scriabine, Shostakovitch et Moussorgski. Parmi ceux-ci, la collection de Philips propose les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski, le second concerto de Rachmaninov (enregistré en 1959, cette interprétation est aussi réussie mais mieux enregistrée que celle de 1957 chez Mélodiya), les Sonates «de guerre» de Prokofiev (n° 6, 7 et 8), ainsi que 7 Préludes de Rachmaninov et 12 Etudes de Scriabine. Inutile de redire qu’il s’agit de références absolues.